Catherine Deneuve, triomphe et mystères, par Simon Liberati

Son histoire d’amour avec le 7e art continue. À 17 ans, elle n’était pourtant pas sûre de vouloir en faire son métier… C’est la troisième fois que le Festival de Venise lui déclare ainsi sa flamme. Peau d’âne est devenue la reine Catherine. Un monument français.

Flash-back : elle est Carole, une petite manucure belge schizophrène perdue dans le Londres pas toujours si swinguant de 1965. Vêtue d’une seule chemise de nuit, elle se livre aux griffes de Roman Polanski, un jeune Polonais génial habité par le démon de l’époque. Mise en congé forcé de salon esthétique, Carole erre dans un appartement lugubre en compagnie d’un lapin pourrissant et de quelques pommes de terre germées. Son moi se fissure, les hommes la dégoûtent, ses fantômes la terrorisent. Elle s’enfonce dans une folie meurtrière, seule sous l’œil d’une caméra. C’est Deneuve qui a suggéré au cinéaste d’être nue sous sa chemise. Jouée par une autre, filmé par un autre, scénarisé par un autre que Gérard Brach, « Répulsion » aurait pu appartenir au genre horror movie produit en chaîne par le cinéma anglais cette période, mais il s’agit de Roman Polanski, mais il s’agit de Catherine Deneuve . Le film était un chef-d’œuvre, il l’est resté. Même après cent visionnages.

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Insouciante avec Jean-Pierre Cassel dans «Un monsieur de compagnie » (1964), de Philippe de Broca (à g.).


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François Gragnon/Paris Match

Dans « Roman », ses Mémoires, Polanski, homme cruel avec certaines actrices, célèbre l’extraordinaire talent de la jeune Catherine, sa liberté, sa souplesse. C’est à la fin des années 1970, plus de dix ans après sa sortie, que j’ai découvert ce film dans un petit cinéma du Quartier latin. L’image floconneuse sautait parfois, il y avait des fuites d’eau dans la salle, cet avatar d’une actrice très différente de la célébrité que je voyais en couverture des magazines m’est apparu comme une grande sœur plus malade que moi, quelqu’un qui rendait compte de la solitude, de la déréalisation et des pulsions secrètes qui m’habitaient. On a tous un film préféré, il arrive qu’on l’oublie, mais quand je revois « Répulsion », je sais que je retrouve une intime compagne, Carole l’esthéticienne, mon semblable, ma sœur.

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Elle insiste toujours sur son côté terrien, son énergie vitale

Bizarrement, avec les années, quand le grand style Deneuve va s’affirmer (le style blond beige Carita aux alentours de 1968, après la mort de sa sœur, Françoise, avec « La chamade », d’Alain Cavalier), elle ressemblera de plus en plus à une très belle esthéticienne, lisse, impeccable, le cheveu tiré, avec cet air de feu couvant sous la glace mille fois souligné qu’elle partage avec Grace Kelly. La folie, qu’elle a si bien réussi à exprimer dans le film de Polanski, restera désormais masquée, ou extérieure. Une performance d’actrice ou une faille bien dissimulée ? Mystère. Elle n’en est que plus intrigante. Que cache-t-elle pour être aussi secrète ? « Catherine la Française », la surnommait-on au moment où les Américains lui décernèrent le titre, un peu parade Barnum de « plus belle femme du monde ». Un monstre ? Non, cette très jolie fille du boulevard Exelmans, vague boulevard de ceinture à la Modiano, berceau de sa jeunesse, a cet air mi-provincial, mi-bois de Boulogne que Buñuel a bien travaillé, belle de jour comme de nuit, simple commerçante de son charme, avec dans les yeux un jour de tristesse à la Sagan.

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Pensive avec David Bowie, lors d’une pause sur le tournage des «Prédateurs » (1983), de Tony Scott.


Pensive avec David Bowie, lors d’une pause sur le tournage des «Prédateurs » (1983), de Tony Scott.


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Jean-Claude DEUTSCH/PARISMATCH

Il existe une mélancolie française, un peu plus discrète, plus gracieuse, moins romantique que le spleen anglais. L’harmonie d’un paysage, d’une architecture, d’une âme y accommode les ténèbres. Elle ne les révèle qu’à peine. La souffrance, corollaire de la passion, la traverse comme un orage sans y laisser d’autre trace qu’une paix retrouvée. Catherine Dorléac dite Catherine Deneuve possède à un haut degré cette qualité qui n’est pas plastique, ne tient pas à l’harmonie de ses traits mais à son incarnation tout entière. Elle n’a jamais joué le rôle de madame de Merteuil, la trouble et jeune héroïne des « Liaisons dangereuses » (on la vieillit toujours, cette pauvre madame de Merteuil, dans le livre elle a 25 ans !), fée d’avant la Terreur, personnification des vices, des tourments et du savoir souffrir et savoir faire souffrir, elle s’y serait sûrement montrée remarquable. Deneuve a joué des dizaines et dizaines de rôles, mais elle aurait pu en incarner encore davantage tant sa personnalité labile, forte et lisse à fois se prête au jeu.

« Comme tous les acteurs, elle a un besoin de séduction qui peut l’emmener très loin. Elle est très aimable au sens de digne d’être aimée – très équilibrée parce qu’elle a eu une enfance heureuse entre son père et sa mère qui l’adoraient. Cette enfance privilégiée lui a donné une confiance en elle énorme et le privilège d’être sereine et indépendante », disait d’elle, très simplement, bon psychologue car féminin en diable, Gérard Depardieu en 1981, après leur double César du « Dernier métro ». L’acteur était pourtant aussi avare que Polanski en compliments pour ses partenaires.

Avant les années 1980 et le « Dernier métro », de François Truffaut, Deneuve était une star qui ne faisait pas l’unanimité. Ce qui ne devait pas déplaire à ce cabri en trench-coat ou saharienne YSL. Distante, on la disait froide, attentive on la soupçonnait d’être calculatrice, sa maîtrise attesterait de son ambition, son côté lisse agaçait en pleine parade de mai 1968, c’était l’époque où on osait encore la critiquer. Puis vint le règne de la grande Deneuve, étoile fixe qui s’installa. Quand je relis les soixante ans d’articles la concernant, je retrouve à partir de 1980 les mêmes formules, les mêmes épithètes homériques dont un jour sa nécrologie sera pleine, on ne peut être à la fois énigmatique et trop mobile. Le mystère entraîne une fixation. Garbo ne serait pas Garbo si on n’avait pas souvent répété la même chose sur elle.

Ce doit être pesant et depuis longtemps… Voilà pourquoi elle insiste toujours dans ses interviews – pas si rares malgré la légende – sur son côté terrien, son énergie vitale héritée de sa mère, son amour des enfants, des petits-enfants, du jardinage. Le sphinx conduit des Audi, manie la binette, se veut une grand-mère normale, une fêtarde, une grosse fumeuse, une insomniaque dévoreuse de séries, une femme de tous les jours à la vie marquée par les passages obligés de toutes. Elle ne parle pas d’elle, évoque la comédienne mais c’est la femme qui prédomine, humaine, un peu froide au premier abord mais au fond sympathique et franche.

Ce serait mal connaître l’âme humaine et la sophistication du métier de star que de prendre à la lettre une composition certes subtile, certes dialectique (refuser de parler de soi pour mieux imposer une image de soi, un personnage). Catherine Dorléac n’est pas Deneuve, ou pas seulement. Révélateur à cet égard son rapport à Saint Laurent. Haute, sans se montrer dédaigneuse, elle se défie de la mode (toujours impopulaire), elle se défend d’être une muse (rôle qu’elle désigne pour Loulou de la Falaise ou Betty Catroux) et finalement, une fois Pierre Berger mort et enterré, revend son fameux vestiaire sans le moindre remords. On ne l’enferme pas dans un tailleur ou une marque de fabrique. Dandy narcissique ? C’est possible. Son duo avec David Bowie, même dans un mauvais film, était assez convaincant. Deux prédateurs à sang froid, deux esthètes sans merci. Cette œuvre désormais étiquetée LGBT (elle y couche avec Susan Sarandon) lui assure ses arrières dans la grande chapelle multicolore. Elle a déclaré un jour que si l’on regardait bien sa filmographie on la comprendrait mieux. Deneuve ce n’est pas Deneuve, c’est le Scarabée d’or.

Tentative de décryptage. « Son film », celui sur lequel elle revient sans cesse, dans toutes les interviews, à toutes les occasions ce sont « Les parapluies de Cherbourg », une surprise complète, une tragi-comédie populaire provinciale et charmante et, au bout, un succès mondial. Et pourtant, avec un titre pareil pour qui connaît Cherbourg quand on y réfléchit, c’est un miracle. À moins que les Américains ne se soient souvenus du débarquement de 1944, le D-Day encore frais à l’époque.

Attendrie par son fils, Christian Vadim, qui l’accompagne sur le tournage de « La vie de château », en Normandie en 1965.


Attendrie par son fils, Christian Vadim, qui l’accompagne sur le tournage de « La vie de château », en Normandie en 1965.


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François Gragnon/Paris Match

À Cannes, en 1964, on attendait en sélection officielle pour la Palme d’or le triomphe de Truffaut avec sans doute son meilleur film, « La peau douce », chef-d’œuvre doux-amer décrivant merveilleusement les rapports d’un timide écrivain quadragénaire (Jean Desailly) avec une petite oie hôtesse de l’air. Film terrible, d’un noir et blanc profond, digne du cinéaste que Truffaut s’est acharné à déboulonner, Claude Autant-Lara, drame sur l’infidélité et la différence d’âge. Qui jouait la jeune fille ? Qui monta les marches du vieux Palais des Festivals, tremblante de nervosité, avide de triomphe, une très grande actrice de 22 ans, une certaine Françoise… Françoise Dorléac.

Fracas, le jury tranche, il va dans le sens du public, ce n’est pas Truffaut c’est Demy, ce n’est pas Dorléac c’est Deneuve. Françoise souffre de cet échec, Catherine Deneuve-Dorléac, l’ancienne petite fille gentille doit forcément souffrir en retour de la douleur de sa sœur, jusqu’ici la comédienne en titre dont la personnalité écorchée, vive, d’une nervosité soulignée par tous dominait en apparence sa cadette de dix-huit mois. Ce genre d’épreuve fortifie, ce n’est pas une trahison, le lien entre les deux femmes est puissant, c’est pire, une tragédie après laquelle l’hubris de Françoise, son caractère infernal d’enfant terrible, presque folle, s’affirme. Polanski, qui la choisit pour le formidable et maudit (décidément) « Cul-de-sac » (son film préféré), ne tarit pas dans ses Mémoires d’horreurs sur elle. D’après lui une véritable emmerdeuse déséquilibrée. Pendant que Françoise emporte sept valises avec elle à chaque déplacement pour être sûre, au cas où elle rencontrerait le prince charmant, de pouvoir le suivre au bout du monde, avant de finir dans les bras du play-boy confidentiel Alix Chevassus et dans l’incendie de sa R10, Catherine la discrète collectionne les compagnons flamboyants. Après Vadim séduit en 1961 (une provocation en soi par rapport à sa famille et au monde du cinéma qui lui fera tourner l’étrange et très politiquement incorrect « Le vice et la vertu », mettant en scène Justine de Sade dans un château SS), elle déniche un Angliche, un cockney, un phénomène de la photographie de mode : David Bailey. Bailey, c’est le héros en vrai de « Blow Up », d’Antonioni. Il y a une photo des deux jeunes mariés dans la Rolls-Royce corniche Chinese Eyes qui triomphera à Cannes conduite par David Hemmings. Un concentré de parfum d’alors. Puis ce sera Mastroianni, qui était, après « La dolce vita » et « La notte », un des plus grands acteurs du monde.

Elle continue de travailler parce qu’elle ne veut pas mourir

Mutine, entre Michel Piccoli et Benno Graziani (à dr.), de Paris Match, à Saint-Tropez pour « La chamade » (1968), d’Alain Cavalier.


Mutine, entre Michel Piccoli et Benno Graziani (à dr.), de Paris Match, à Saint-Tropez pour « La chamade » (1968), d’Alain Cavalier.


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Jack GAROFALO/PARISMATCH

L’occasion de reprendre le décryptage cinéma, avec un film oublié. Lorsqu’on évoque le masochisme de Deneuve (un des fantasmes qu’elle suscite discrètement par petites touches), on cite toujours « Tristana », « Belle de jour » ou même « Le sauvage », où elle se fait attacher, maltraiter, secouer par ses partenaires masculins. On oublie « Liza », obscure bobine de Marco Ferreri tournée sur l’île que Jean Castel revendra à la Mafia : Cavallo, chaos paradis poussé en face de Bonifacio. « Liza », que Jean-Paul Rappeneau et les scénaristes du « Sauvage » ont pillé sans vergogne, « Liza » est un de ces films fables à la manière des autres Marco Ferreri de l’époque (« Le mari de la femme à barbe », avec Girardot, ou « Dillinger est mort », avec Piccoli et Anita Pallenberg). Un écrivain solitaire et ronchon vit avec son chien Melampo dans une cabane à la Robinson, arrive une belle naufragée, nue (un des rares films où l’actrice montre son corps), Catherine Deneuve. Il la traite comme son chien, la promène en laisse… un vrai festival pour boîte SM.

Dans ses interviews des années 1970, la plus belle femme du monde et future signataire, avec Catherine Millet, d’un manifeste anti-#MeToo, affirma à plusieurs reprises qu’elle n’était pas contre la domination masculine au sein d’une relation amoureuse, ce qui, accolé à ses propos anti-mariage et à son affirmation répétée qu’elle prenait souvent l’initiative de la rupture, a construit ce personnage de femme libérée et parfois libertine, cher aux machos cinéastes et au public féminin des années 1970, et incarné par d’autres actrices comme Annie Girardot, Romy Schneider, Marlène Jobert, ou Jeanne Moreau. Pour rendre à César ce qui est à César, il faut répéter que c’est Bardot qui a ouvert la route. À la différence de Bardot, Deneuve n’aime pas les minets mais les vrais hommes. Elle les choisit plutôt très célèbres ou/et très étalons comme Vadim, Mastroianni ou même plus tard à l’époque Pierre Lescure dont nous tairons ici le surnom d’alcôve et les capacités physiques, lui laissant à lui aussi son charme mystérieux.

Pas étonnant qu’une pareille collectionneuse, don Juan d’autant plus redoutable qu’il frime moins que Bardot, ait plu aux gays. C’est surtout à partir des années 1980 avec Téchiné que son personnage de mère fofolle et sensible va s’affirmer. Deneuve n’a peur de rien. Elle conjugue avec panache la provocation (« Belle de jour » fut un scandale) et le maintien discret de l’ex-élève de La Fontaine, celle dont France Roche écrivait pour une de ses premières apparitions au cinéma, en 1960 : « Une petite personne exquise. Discrète sans être empaillée, proprette sans être banale, ingénue sans être niaise, et jolie, si jolie sans avoir l’air de le savoir. » On mesure, à reproduire ce genre d’article, le chemin parcouru par les femmes, en partie grâce à elle.

Il fut un moment, à la veille de cette décennie, où l’on pouvait s’inquiéter de la voir trop tourner des films plus fragiles, où son personnage devenait loufoque. Encombrée par sa légende ? Incapable de s’arrêter… Sûrement. En même temps on pourrait retrouver dans sa filmographie pas mal d’erreurs, de nanars qu’elle avoue volontiers. Il faudra bien un jour que quelqu’un reconnaisse que le cinéma est peut-être entré en décadence, comme le rock ou d’autres arts populaires. Durer impose de devoir faire avec. Un peu comme les Rolling Stones, ses contemporains, Deneuve continue de travailler parce qu’elle ne veut pas mourir. Ce faisant elle montre sa part d’humanité et révèle aussi à quel point le travail pour le comédien – peut-être encore plus que pour d’autres artistes qui dépendent moins de l’industrie – est un exercice de passivité subtile. En étant toujours là, disponible, en allant à Venise chercher son Lion d’or, elle lance comme un défi à celle ou celui qui lui offrira sa dernière et peut-être sa plus belle prise de risque. Un Alberto Serra auteur de « La mort de Louis XIV » ou un Gaspar Noé, nos meilleurs cinéastes actuels, pourraient y contribuer. Mon rêve secret resterait un remake de « Répulsion » où Carole et sa perruque blonde reviendraient, couteau à la main, hanter un petit appartement lugubre et poignarder une dernière fois son taulier venu réclamer le terme.

catherine


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Catherine Deneuve, triomphe et mystères, par Simon Liberati